jeudi 17 mars 2011

Pas encore Elvis Gratton - par Pierre Falardeau

Pas encore Elvis Gratton est le troisième court métrage d'une série de films qui mettent en scène l'anti-héros, Bob Gratton, dit Elvis. Les trois premiers courts métrages furent réunis en un seul film sous le nom d'Elvis Gratton : Le king des kings.
L'analyse du premier court métrage se trouve ici.
L'analyse du deuxième, ici.

Coréalisés, scénarisés et montés : Pierre Falardeau et Julien Poulin
Avec : Julien Poulin, Yves Trudel, Denise Mercier
Année : 1985
Durée : environ 35 minutes

Résumé
Bob « Elvis » Gratton est revenu de Santa-Banana bien décidé à redresser les torts de la société québécoise. Il magouillera donc avec quelques agents politiques de son « milieu » pour parvenir à ses fins.

Comme pour les deux analyses descriptives précédentes, ce film court sera détaillé scène par scène pour en révéler tout le potentiel.


Scène 1 : « Moé aussi, j'en ai plein l'cul d'l'hiver, joyeux Noël ! » est la première phrase qui ouvre ce film au personnage tout aussi classe que sa phrase...
Bob Gratton est de retour au pays, après ses vacances à Santa-Banana, et se heurt déjà aux difficultés de déneigement. Les hivers québécois sont durs, Bob!
À noter la tuque « Oui mon colonel », qui nous montre encore jusqu'à quel point Bob est obsédé par l'autorité jusque dans ses habits.

Scène 2 : Un long plan séquence présente un tableau bien... décourageant. Une affiche « Joyeux Noël, Québec Hawaï » donne le ton de l'endroit : un souper de bourgeois (dont la majorité sont des parvenus si je puis dire) fêtant la naissance du petit Jésus dans l'abondance au gré des danses hawaïennes, des avaleurs de sabres, de chandails de hockey et d'un orchestre bavarois... À se demander si ces personnages ont décidé de suivre toutes les modes du moment en même temps pour les réunir en une seule, incongrue et sentant le mauvais goût.

Quoiqu'il en soit, Bob s'amuse à déconner sur le tremplin de la piscine intérieure aux sons des yodles ambiants.

J'ai un garage, un gros garage!
La suite est très intéressante, surtout pour comprendre un phénomène qui - s'il ne mourra peut-être jamais - prend des formes différentes au fil des siècles.
Bob montre avec fierté son repas de traiteurs aux invités extasiés devant la « bonne » nourriture.
De nos jours, il existe une sorte de démocratisation de la nourriture, toutes les classes sociales ayant accès à des blogues culinaires, à des émissions de télé consacrées aux recettes saines, à des conseils gratuits de grands chefs, à des livres de cuisine à bas prix et en quantité industrielle. Tout le monde a entendu parler de la bonne cuisine et des repas santé. Mais cela reste très récent dans l'histoire de l'humanité, peut-être que cela remonte à dix ou quinze ans tout au plus. Oui, vous avez bien lu : la culture culinaire des élites est désormais accessible au peuple! D'ailleurs, beaucoup d'entre eux le « dénoncent ». Que veut-on : les élites se plaignent du supposé manque de culture du peuple, et dès que le peuple apprend la « grande » culture de l'élite, cette dernière se plaint encore... Tout cela pour dire que dans les années 1980, ce n'était pas encore le cas, il faut donc se remettre dans le contexte de l'époque pour bien saisir cette scène, et tout ce qu'elle évoque d'indécent, voire de malsain.
Bob présente son réveillon tropical composé de mélanges entre les cuisines québécoise et hawaïenne, qui semble tout à fait dégoûtant. Quelques recettes pour vous mettre l'eau à la bouche... ou pas :
- un ragoût de pattes de homards avec des boulettes devenues des kiwis ;
- une tourtière tutti fruitti
- des fêves au lard ukulélé
- une bûche de palmiers Blue Hawaï (comme le film avec Elvis Presley...)
Les invités sont tout à fait impressionnés, et louange le chef tout en se remplissant la panse dans un plat présenté par un serveur chinois totalement ignoré des festoyeurs.



Ensuite, Bob se fait un sandwich à la sauce « ben » piquante. Pour ce faire, il prend le couteau de l'avaleur de sabres juste à côté de lui, et le plonge dans le condiment avant de le remettre en place. Le pauvre homme se brûlera le fond de la gorge avec ledit couteau. Il s'agit de la première « agression » indirecte de Bob à l'encontre de ce personnage, dont la seule cause reste l'idiotie...


Puis, Bob discute avec des hommes d'affaires vulgaires, je vous épargne la conversation. Mais on retrouve aussi dans ce moment la deuxième agression de Bob contre le saltimbanque : il branche en effet par accident une sorte de batteur de cuisine électrique qui déchiquette la gorge du pauvre homme.

Subtile caméo de Falardeau.

Puis on retrouve Bob, Linda et d'autres bourgeoises discutant autour d'une table. Ils causent régimes, cures d'amaigrissement, conférences de cuisine santé, le tout provenant des États-unis et étant très cher, évidemment. « Ils l'ont-tu l'affaire les Amaricains » de dire Bob, presque en parodie des précédents films.

Soudain, troisième attaque surprise contre l'amuseur publique! Tandis qu'il avale un globe au néon, Bob le frappe par accident au ventre en essayant d'ouvrir une bouteille de vin pour les gentes dames.



Des politiciens et le chef de police viennent discuter avec Bob. On apprend que cette réception a des saveurs politiques pas très honnêtes. Bob se vante de nourrir un journaliste avec du campagne et des homards. Qui sait, si ce dernier marche au pas, peut-être deviennera-t-il éditorialiste? Le maire donne un cigare, et Bob s'empresse d'aller l'allumer avec le feu de l'avaleur... alors que celui-ci là dans la bouche.


Bob rejoint une bourgeoise et un curé, et ils médisent ensemble sur la jeunesse idéaliste. Voici un extrait.

Bob : Veux-tu que j'te donne un exemple. L'autre soir, on revenait du château Champlain avec Lalonde, tsé. On avait pris son Cadillac, pis on arrête à une lumière rouge. Y'a un pouilleux, là, qui traverse la rue. Ils nous regarde, pis y crache sur le caddy. Pourquoi? On n'lui avait rien fait nous autres!
Une bourge : Moé, c'est pareil avec ma femme de ménage, la p'tite Portugaise. J'avais un rendez-vous d'affaires, elle était en train de frotter mon set en argent flashing shadow, j'y d'mande d'aller faire trimer le budull. Pis elle se met à crier après moé. Comme si j'avais pas assez de troubles au bureau. Eille, j'te dis que j'm'ennuie de mon Haïtienne. Jamais un mot plus haut que l'autre.

Enfin, Bob, qui tenait à la main une brochette d'aliments de son choix, se cherche du feu pour faire griller le tout. Bien entendu, il jette son dévolu sur le cracheur de feu. Mais ce coup-ci, le saltimbanque est bien décidé à ne pas se laisser faire. Il crache son feu au visage de son bourreau d'idioties!


Je suis peut-être bon public, mais cette scène me fait toujours autant rire.
Scène 3 : Nouvelle scène, nouvel endroit. Bob Gratton redécore son garage, construisant une grande crèche chrétienne. Il a une idée géniale pour « vendre du gaz » : représenter tous les personnages de la Nativité par une figure d'Elvis Presley!
À noter que cette scène offre la premiere apparition du beau-frère Méo, personnage qui deviendra récurrent dans la saga Elvis Gratton.


Scène 4 : Bob veut offrir une bicyclette stationnaire à son épouse Linda pour Noël. Il l'emballe donc, mais sans le mettre au préalable dans une boîte. Oui, il met le papier directement sur le vélo en se demandant pourquoi l'emballement est si difficile!...

Scène 5 : La Fée des étoiles parlent à un public d'enfants accompagnés de leurs parents. Elle parle au nom de l'Association du comté, et invite le maire déguisé en Père-Noël à venir sur la scène.
Le maire: Ce qu'on ferait pas pour aller chercher des votes.
Bob: Bonne chance monsieur le maire.
Le maire: Ho! Ho! Ho! Bonjour les petits amis! Ho! Ho! Ho! Imaginez-vous donc que j'arrive du Pôle Nord. Ho! Ho! Ho! J'ai reçu toutes vos lettres. Ho! Ho! Ho! Comme vous voyez, je vous ai pas oublié. Moi, mes promesses, je les ai toujours tenues. Ho! Ho! Ho! Ce que vous m'avez demandé, je vous l'ai toujours donné.

Son discours camoufle à peine ses ambitions électorales.
Durant ce temps, Linda emballe le ventre rebondi de Bob sous du ruban adhésif afin que ce dernier puisse entrer dans son célèbre costume d'Elvis!

Le maire: [...] Des jobs! Oui, cent mille jobs! Ho! Ho! Ho! Mais pour ça, il faut être sages... il faut rester tranquilles. Moi pis mes lutins, on travaille fort à l'année pour tous nos petits amis du comté. Ho! Ho! Ho! Pis en attendant de se partager le gâteau, on va vous distribuer des candys pis des nananes! Ho! Ho! Ho!

Elvis Gratton, le ventre rentré de force dans son vêtement, se précipite sur la scène au son de la musique. Mais... ne pouvant respirer, il meurt sous les appaludissements, en dansant comme Elvis sur le déclin, c'est-à-dire couché sur la scène!


Scène 6 : Bob est décécé! Trois jours plus tard, ce sont ses funérailles où tous viennent le pleurer.


Linda le pleure aussi, mais finit par rire en se remémorant les imbécilités passées de son défunt mari (dans l'avion, avec le spaghetti, à la soirée hawaïenne, etc.)

Après que Méo eut échappé le cercueil...
Scène 7 : Une voix crie aux porteurs de drapeaux et à la fanfare qui ouvent la marche funèbre : « à gauche! tournez à gauche! »
Linda pleure toujours son regretté époux, lorsque soudain, du cercueil transporté par des ersatz d'Elvis, jailli Bob Elvis Gratton, vivant!


Bob est ressucité! Et comme le dira Falardeau dans Elvis Gratton II : Miracle à Memphis, la bêtise ne mourrant jamais, Bob ne peut pas mourir! Oui, Bob est le symbole falardien de la bêtise bourgeoise fédéraliste sous toutes ses formes, c'est pourquoi le réalisateur nous a offert son opinion et sa vision des choses sur le sujet à travers lui.


L'inscription Peuple à genoux attends ta délivrance s'incruste dans l'écran. Oui, peuple, reste à genoux en attendant une délivrance qui ne viendra peut-être jamais, ou alors, lève-toi et change les choses! C'est l'ultime message de ce film, de ces longs métrages, de cette saga qu'est Elvis Gratton. D'ailleurs, Bob a soudain les vêtements bleus, la couleur politique de Falardeau, un souverainiste militant pour les deux ou trois qui l'ignorent encore. ;)

Mon appréciation
Dans ce troisième volet, de très bons gags ont été mis en scène, et Bob nous a montré son côté corrompu, américanisé et idiot plus que jamais. L'image et le son demeurent toujours aussi laids, mais pour un personnage principal si dégoûtant, on peut dire que cela fait presque concept.

Falardeau a réalisé Elvis Gratton : Le King des Kings (les trois courts métrage assemblés) dans le but de faire réfléchir, et de relancer les débats de société afin que jamais le peuple ne cesse de s'indigner, de porter réflexion, de vouloir avoir mieux. Sa façon de faire fut certes maladroite, mais toujours touchante et sincère. Et si Bob nous a paru caricatural, et si les ficelles nous ont semblés énormes, demandons-nous combien de Bob Gratton nous connaissons nous aussi, et s'ils sont si différents de ce personnage. Certains de ces êtres ne sont-ils pas aussi gros qu'une caricature d'eux-mêmes? Peu importe la réponse, l'important, c'est d'y réfléchir. Sous cet aspect, Elvis Gratton demeure actuel plus que jamais. Il n'est donc pas surprenant que ce personnage ait eu droit à deux autres longs métrages et à une série télévisée (qui ne fut pas écrite par feu Faladeau...), mais aucun de ces autres « Gratton » ne fut comme le premier, aussi dégoulinant de bêtises, aussi ringard, aussi borné, aussi... attachant. Car la principale qualité de ce film demeure la façon dont on s'attache à un personnage aussi méchant grâce à son sens de l'humour. On rit autant que l'on s'indigne. Et ça, c'est bien.

Ya! Ya!

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