lundi 30 mai 2011

Specials - Trilogie Uglies tome 3 - de Scott Westerfeld

Comme promis, un billet analytique sur le personnage principal des trois premiers tomes d'Uglies.
Comme toujours, des révélations qui gâcheraient le plaisir de ceux qui n'ont pas encore fourré leur nez dans les pages de cette saga. (roooh! mais qu'est-ce que vous attendez?)

Le billet sur Uglies
Le billet sur Pretties

WESTERFELD, Scott. Specials, Trad par Guillaume Fournier, Pocket Jeunesse, Paris, 2008, 391p

 

Quatrième de couverture
Les Specials : ce nom faisait frissonner Tally lorsqu’elle n’était qu’une Ugly insoumise et repoussante. Et voilà qu’après une nouvelle opération, elle est devenue une Special à son tour!

Pourtant, la jeune fille ne peut s’empêcher de penser à son ancienne vie. Alors, le jour où les Autorités lui demandent d’éliminer les rebelles de La Nouvelle-Fumée, un choix douloureux s’impose à elle : doit-elle écouter la petite voix de sa conscience ou mener à bien la mission cruelle pour laquelle elle a été conçue? Quelle que soit sa décision, le monde de Tally ne sera plus jamais le même…




Dans les derniers billets, j'abordais le fait qu'Uglies ne propose pas le manichéisme habituel des romans populaires de science-fiction. Les codes sont inversés, et on ne peut pas se fier à l'apparence de quelqu'un pour en déterminer sa nature. En regardant de plus près le près le personnage principal, on peut pousser plus loin ces caractéristiques.

Analyse de la protagoniste
Le personnage principal des trois tomes de la trilogie Uglies est Tally Youngblood. Le lecteur découvre le complot en même temps qu’elle. Ainsi, chaque fois que Tally intègre une nouvelle « communauté », le lecteur voit la mentalité et le mode de vie des gens qui en font partie. Daniel Couégnas, spécialiste en paralittérature (que j'aime bien lire), a déjà écrit que le personnage principal représente surtout « la mobilisation générale contre les forces du Mal »1. Dans Uglies, cela n’est pas tout à fait exact. En fait, Tally s’inscrit, en changeant de camps à plusieurs reprises, dans les trois sphères décrites par Couégnas : celles du Vengeur, de la Victime et du Méchant.

La victime
Tout d’abord, Tally est une Victime. Le docteur Cable, chef des specials, lui propose de devenir espionne. Ou plutôt, elle « oblige » Tally à « choisir » entre l’Opération et l’exclusion sociale. Et comme Tally ne vit que dans l’attente de devenir pretty, celle-ci accepte de devenir une taupe au sein de La Fumée, dans l’espoir de ramener son amie Shay à la maison, et de devenir belle. Il s’agit d’un choix. Il s’agit aussi d’une tromperie faite envers Tally, dans la mesure où elle ne sait pas encore que l’Opération cause des lésions cérébrales. Selon Couégnas, « [l]’extrême malheur de la Victime est à la mesure de l’extrême urgence qu’il y a à mettre un terme au Scandale »2. L’information, ici, n’est pas contradictoire puisque les romans traitent du thème du libre arbitre. Toutefois, ce choix fait tout de même de Tally une victime, puisque le mensonge qui la pousse à trahir son amie fait partie du complot-scandale : le docteur Cable souhaite savoir où est Shay afin de trouver les Fumants, et de les détruire. Toutefois, par la suite, Tally change d’idée : elle ne veut plus trahir les gens de La Fumée, ses nouveaux amis. Cependant, elle déclenche un mouchard par accident, et les specials détruisent le village. Elle « trahit » donc ses amis sans le vouloir réellement, et tout cela par peur de leur avouer son statut d’espionne. Elle est une traîtresse, mais pas au sens propre du mot (elle ne l’a pas fait exprès, ayant changé d’avis en cours de route). Couégnas indique qu’un traître est porteur de « signes cachés » présageant sa trahison : « [l]e narrateur fournit des indices qui sont l’objet d’un décryptage univoque »3. Cependant, cela ne peut s’appliquer à Tally, qui est le personnage principal, puisque le lecteur connaît tout de ses pensées. Le lecteur doit donc croire Tally lorsqu’elle affirme avoir déclenchée le mouchard accidentellement. Alors, afin de se faire pardonner, Tally décide de se laisser capturer afin de pouvoir être le cobaye du nouveau remède contre les lésions. Elle passe donc au statut de transfuge, puisqu’elle demande une seconde chance (de rédemption) : « la Rédemption ne semble pas bénéficier des mêmes soucis de préparation, de mise en place narrative et dramatique. De ce fait, sa réalisation paraît entachée de gratuité »4.

La vengeresse
Encore une fois, le modèle de Couégnas ne s’applique pas à la lettre au comportement de Tally : sa rédemption change le cours de l’histoire, devenant même le sujet du deuxième tome. Il n’y a rien de gratuit dans son geste rédempteur, qui découle après tout de la suite logique des événements du récit. Cependant, les lésions de pretty lui donnent la crainte du médicament, alors elle le partage avec Zane. Ce remède ne fonctionne pas puisqu’il ne devait pas être séparé en deux : Zane a des séquelles cérébrales, mais Tally, sous effet placebo, est « guérie ». De ce mauvais choix découlent de graves conséquences pour Zane, mais cela permet toutefois aux médecins de La Fumée de trouver un remède encore plus efficace. Donc, ce choix de tester les médicaments fait d’elle un Vengeur, c’est-à-dire qu’elle fait « cesser le Scandale »5, et ce, malgré le sacrifice de Zane qui savait que de possibles conséquences existaient.

La méchante
Ensuite, Tally se fait enlever par les scarificateurs, dirigés par Shay qui n’a jamais pardonné la trahison de Tally, et se fait transformer en special malgré sa volonté. Toutefois, Tally se sentira bien dans ce nouvel état : cela est causé par des lésions différentes au cerveau, qui rendent cruel et condescendant. Elle est à la fois une Victime (elle subit ces lésions) et un Méchant (elle est bien dans cet état, et elle en profite pour « créer le Scandale »6). Par accident, avec Shay, Tally déclenche l’impensable, c’est-à-dire une guerre entre la ville de New Pretty Town et de Diego. Cette guerre tue Zane, sur la table d’opération (celui-ci voulait se transformer pour plaire à Tally qui le rejetait désormais), et Tally comprend l’horreur de son nouvel état et de ses actes. Elle injecte le remède au Docteur Cable afin de la convaincre de cesser les hostilités. Un nouveau choix s’offre ensuite à Tally : redevenir pretty ou s’enfuir hors des villes à tout jamais. Elle est désormais consciente de ses actes. Elle choisit de fuir, afin de devenir la dernière special du monde, et de le surveiller ainsi afin que celui-ci ne s’autodétruise pas sous les excès de la nouvelle liberté (nommé le « déferlement d’intelligence »). Ce parcours trouve son sens lorsqu’on comprend que Tally n’a pas toujours eu la possibilité de choisir son camp (on la forcé à deux reprises), ou a déclenché des catastrophes par accident (le mouchard, la guerre, la mort de Zane), ou a agi en toute conscience (se porter volontaire pour être cobaye et le choix de rester une scarificatrice special).

Trois sphères et non deux
Tout cela s’explique par le fait que Tally n’a rien de l’être élu qui obtient la mission de sauver le monde : au lieu de cela, elle subit les influences des autres personnages qui la forcent à changer de sphères. Elle participe donc au scandale, tout en en subissant les effets. Elle participe au rétablissement de l’ordre en offrant son aide (être cobaye), puis en désamorçant le désordre à la toute fin. Elle donne même un nouveau sens à l’ordre : désormais, la dernière special et le dernier fumant (David) empêcheront les gens de faire des excès de leur liberté, et ce, en intervenant le moins possible afin de ne pas non plus les brimer. Tally est donc à la fois une transfuge et une traîtresse ― mais qui ne correspond pas à la définition de Couégnas ―, traduit par le fait qu’elle est tout à la fois une héroïne, une victime et une méchante. Couégnas disait qu’« un même personnage peut appartenir successivement à deux sphères d’action7 ». Ici, Tally participe à trois sphères. Donc, un personnage principal à la fois Vengeur, Victime et Méchant diffère de la théorie de Couégnas où un personnage ne peut faire partie que de deux sphères.

Le problème de l'éthique
En plus des inversions anti-manichéenne, il y a le problème éthique du roman qui n’est pas résolu à la toute fin de la trilogie. En effet, Tally décide de rester special afin de devenir la policière du nouvel ordre mondial. Elle ne fait pas confiance à la population, qui, à peine guérie des lésions, se remet à défricher la nature afin d’étendre les villes qui deviennent surpeuplées :

Dorénavant, David et moi serons là pour nous dresser en travers de votre route. Car, voyez-vous, la liberté a le chic pour détruire certaines choses. Vous avez vos nouvelles Fumées, vos nouvelles idées, de nouvelles villes et de nouveaux systèmes. Eh bien... nous sommes les nouveaux Special Circumstances. Chaque fois que vous empiéterez un peu trop sur la nature, nous serons là à vous attendre, prêts à vous repousser. Souvenez-vous de nous chaque fois que vous déciderez de creuser de nouvelles fondations, de détourner une rivière ou de couper un arbre. [...] Nous serons là, quelque part — à vous surveiller. Prêts à vous rappeler le prix payé par les Rouillés pour être allés trop loin.8

La fin n’indique pas un retour à l’ordre total — qui reste partiel — ne rassurant pas tout à fait le lecteur sur l’avenir des nouveaux pretties délivrés de leur fardeau. Cela a pour effet de sous-entendre que les specials avaient peut-être raison de contrôler ainsi les foules, ce qui peut être choquant pour le lecteur. Cette fin déstabilise, car elle n’est pas annoncée plus tôt dans le roman. Il n’y avait donc aucun indice permettant d’en arriver à cette conclusion. Habituellement, le récit se termine bien dans la littérature de grande diffusion. C’est le fameux dénouement heureux (happy end) qui fait partie du contrat de lecture : « en paralittérature, les règles sont claires, on sait où on est »9. Ici, il n’est pas respecté. On bouleverse la morale finale, non seulement en indiquant que les Méchants avaient peut-être raison, mais aussi par la décision de la protagoniste de rester special, et ce, malgré le démantèlement de cette caste sociale.

Conclusion
En conclusion, la trilogie Uglies de Scott Westerfeld présente des personnages à la mentalité manichéenne, mais une mentalité qui n’est pas totale puisqu’elle présente des variantes. De plus, le manichéisme de cet univers ne correspond pas aux représentations traditionnelles de la littérature de grande diffusion. L’esprit manichéen est présent à travers le système de castes qui présentent des personnages aux rôles bien définis au sein de l’œuvre, mais il s’oppose aux schèmes de la paralittérature en inversant ses représentations. Ainsi, un « méchant » personnage peut être beau, végétarien et écologique tandis qu’un « bon » peut être moche, vivre de l’élevage d’animaux, couper et brûler des arbres. L’esprit manichéen disparaît à la fin de l’œuvre, lorsque l’héroïne se rend compte qu’il y a du bon et du mauvais dans les deux modes de vie. Ainsi, elle prône le libre-arbitre et le retour à la nature (valeurs des Fumants), mais désapprouve la destruction en bloc de la nature, la surpopulation et la discrimination que peut entraîner la différence (ce qu’entraîne la liberté de choix). Ce manichéisme ne découle toutefois pas de la science-fiction, mais de la littérature de grande-diffusion et de sa vision de l’Odre et du Scandale.

1 COUÉGNAS, Daniel. « Personnages », Paralittérature, p. 172
2 IBID, p. 173
3 IBID, p. 167
4 IBID, p. 169
5 IBID, p. 172
6 IBID,p.173
7 IBID, p.174
8 WESTERFELD, Scott. Specials, Trad par Guillaume Fournier, Pocket Jeunesse, Paris, 2008 p 390, 391
9 COUÉGNAS, Daniel. « Personnages », Paralittérature, p. 158


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