MOLIÈRE, Les Fourberies de Scapin, Préface de Christine CHOLLET, Pocket, coll. Classiques, Paris, 2006, 144 p. |
La fourberie, la sagesse d'un monde en mouvement
Les Fourberies de Scapin est une oeuvre polysémantique où se côtoient plusieurs concepts. Molière y traite de la légitimité de la farce et des caractères de la commedia dell’arte (les masques, le zanni, etc). Mais celui de la fourberie (c’est-à-dire un acte de ruse destiné à tromper à l’aide d’une adresse sournoise), incarné par le personnage de Scapin à travers les thèmes de l’enseignement et de l’action, m'a inspiré ces lignes.
Scapin est à sa manière un homme ayant acquis une somme de connaissances grâce à l’expérience. Il se sert de sa sagesse pour enseigner la vie aux autres en les forçant, par ses ruses, à apprendre que la vie est un jeu dont on ne contrôle ni les tenants ni les aboutissants. L’intelligence de Scapin est dépourvue de tout scrupule, idée préconçue et entrave. Il se sert sans hésiter de la fourberie afin de tester les autres, de les faire réagir afin qu’ils ne restent pas sur leurs positions sans jamais se remettre en question, pour qu’ils voient plutôt la vie comme un ensemble mouvant et incontrôlable : « Il déchaîne sur eux ses fourberies, toujours prêt à renoncer à ses pouvoirs pour accueillir ces pantins, pourvu qu’un brin de sagesse leur vienne » (SIMON, Alfred. Molière, Éditions du Seuil, Coll. Écrivains de toujours, Paris, 1996, p.155). Il s’autorise le mensonge et la tromperie. Son intelligence prend la forme de la ruse, son amour prend celui des coups de bâtons : Scapin ne bat-il pas Géronte dans un sac, non pas tant pour se jouer de lui, pour se venger, mais aussi pour lui faire éprouver les limites des pouvoirs, celui de Géronte et le sien propre? Le serviteur frappant le maître remet l’ordre en question. Mais Scapin n’est pas un révolté ou un anarchiste, c’est un joueur : « le serviteur est un factotum dont l’insolence, l’indiscrétion, la fourberie contestent moins des privilèges sociaux qu’ils ne transforment le monde en une vaste aire de jeu et d’intrigue » (Ibid, p.119). Le jeu permet de dédramatiser les choses. Scapin est à l’image du Malin chrétien, du Carcajou amérindien, du Loki scandinave, dont la sagesse est que l’on doit rire de tout, et ce, grâce au désordre qui permet au monde de ne jamais rester figé. Ainsi, lorsque Hyacinte demande à Scapin pourquoi un amour ne pourrait pas se vivre de façon paisible et harmonieuse, ce dernier lui répond : « Vous vous moquez : la tranquillité en amour est un calme désagréable ; un bonheur tout uni nous devient ennuyeux ; il faut du haut et du bas dans la vie ; et les difficultés qui se mêlent aux choses réveillent les ardeurs, augmentent les plaisirs ». Bref, Scapin est un « [h]omme d’expérience, plein de ressource ; connaissant les hommes et la vie, disposer à moraliser ; sachant qu’on doit s’attendre au pire et dans ces propos sage, il y a comme un écho burlesque de la philosophie d’un Épictète, estimant qu’il ne faut pas se chagriner de ce qui ne dépend pas de nous » (COUTON, Georges. « Préface », Les Fourberies de Scapin, Gallimard, Coll. Folio, Paris, 1978, p.219).
Scapin ne peut cependant pas faire ses fourberies sans passer à l’acte. Lorsqu’il n’agit pas, il flâne. Et s’il ne flâne pas, il disparaît. Scapin ne peut exister qu’à travers la mise en mouvements de ses fourberies. L’aventure théâtrale est son corps. Lorsque Octave demande de l’aide, Scapin sait qu’il peut tout réaliser, à condition d’agir : « À vous dire la vérité, il y a peu de choses qui me soient impossibles, quand je m’en veux mêler. J’ai sans doute reçu du Ciel un génie assez beau pour toutes les fabriques de ces gentillesses d’esprit, de ces galanteries ingénieuses à qui le vulgaire ignorant donne le nom de fourberies ». Scapin, dans sa sagesse, ne cherche pas tant à faire venir l’action à lui qu’à se fier sur le hasard et la chance. Il les utilise afin de mener à bien ses actions, même s’il doit user du mensonge et de la tromperie pour se donner un coup de pouce : « Scapin et ses compères respirent dans un élément ou l’équivoque le dispute à la clandestinité et au mensonge. Le besoin créant la fonction, la fourberie devient la faculté maîtresse, la vertu cardinale qui leur permet de s’affirmer face à l’obstacle et à l’adversaire » (SIMON, Alfred. Molière, p.152). La fourberie n’est pas tant un moyen de défense que d’action, les deux étant ici indissociables. Afin de ne pas être puni, Scapin laisse croire qu’il a reçu un marteau sur la tête, et qu’il est agonisant à cause de cela. Ce moyen de défense entraîne néanmoins une grande réconciliation finale : « Scapin rejette son pansement, se dresse et il est emporté en triomphe ». Le rusé n’est pas puni. Il est le héros de l’histoire dont il a lui-même réglé les conflits.
Bref, la fourberie est un concept représenté à travers le personnage de Scapin qui, à la façon des cyniques, utilise la ruse, le mensonge et la tromperie afin d’enseigner des connaissances aux autres. Il n’existe qu’à travers sa fourberie, dont il se sert afin de se défendre, mais aussi afin de faire progresser l’action. La fourberie est ici un concept obligeant les autres à réagir afin que la vie ne cesse jamais de se mouvoir, puisque sans mouvement, l’existence n’a plus de sens.
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